LA MASCARADE DU MASCARA

Elles se détestaient tant, qu’elles ont toujours pris grand soin de ne jamais se rencontrer. Pourtant, elles habitaient les mêmes quartiers à Manhattan, travaillaient l’une en face de l’autre, fréquentaient les mêmes lieux huppés de Paris, New-York ou Londres… Deux chefs qui mènent une guerre, mais la poudre n’est pas à canon mais à coups de mascaras, blushes pastels et rouges à lèvres. Elles se sont surveillées, espionnées pendant plus de soixante ans, en évitant toujours la confrontation, mais chacune avançant ses pions en fonction de la stratégie de l’autre. L’empire des sens et de la beauté étaient en jeu. Ces pionnières poursuivaient pourtant le même but : changer l’image de la femme dans un monde alors gouverné par des hommes.

Mais, leur rivalité les a galvanisées et leur a permis d’être plus fortes pour construire leur empire. Helena Rubinstein ne souffrait pas le partage. Elizabeth Arden, encore moins, un couple de femmes ennemies publiques, qui va créer les deux plus grandes sociétés de cosmétique au monde. Bienvenue dans la mascarade du mascara. La première était juive ; la seconde, anglicane ; l’une accumulait les œuvres d’art et ne jurait que par les couleurs vives, l’autre collectionnait les étalons et appréciait par-dessus tout les tons pastels.

Helena Rubinstein est née le 25 décembre 1872 en Autriche-Hongrie. Elle débute dans le milieu des cosmétiques, après avoir créé une crème qui connaît un succès auprès de ses amies lorsqu’elle vivait en Australie. Elle met en place le concept d’institut de beauté en 1902. Helena Rubinstein commercialise ses créations cosmétiques et des soins sont prodigués en cabine aux clientes par des esthéticiennes. D’autres salons seront par la suite ouverts dans différentes villes dont Paris, Londres ou encore New-York.

La deuxième Elizabeth Arden est née à Florence Nightingale Grahamest, le 31 décembre 1878 à Ontorio au Canada. En 1908, elle s’installe à New-York en compagnie de son frère. C’est en tant que comptable dans une société pharmaceutique qu’elle fait ses premiers pas dans le domaine des cosmétiques. Après un passage chez Eleanor Adair et une association infructueuse avec Elizabeth Huard, elle décide de créer sa propre marque « Elizabeth Arden ».

Sur la 5ème avenue, son premier salon ouvre ses portes. Il s’en suivra de nombreux autres un peu partout dans le monde, dont un en France en 1922. Elizabeth Arden révolutionne le monde de la cosmétique en créant ses propres crèmes adaptées aux différentes teintes de peau des femmes. En 1934, elle s’intéresse à la mode et s’associe au designer Oscar de la Renta.

Pas nécessaire, pourtant, de gratter bien longtemps le vernis de leurs différences pour s’apercevoir qu’Helena Rubinstein et Elizabeth Arden étaient exactement les mêmes. Deux sœurs jumelles, deux bourreaux de travail, autodidactes et d’origines modestes, deux caractères tyranniques, deux fieffées menteuses, aussi ! Et, surtout, deux femmes malheureuses en amour…

La guerre ou la poudre de terracotta ont animées les conversations rapportées par leurs amies respectives. Voici quelques unes de leurs répliques :

Elle se sert de statistiques comme un ivrogne se sert d’un lampadaire pour le soutenir et non pas pour l’éclairer.
Elle est l’oreille de Van Gogh pour la musique.
Je n’oublie jamais un visage mais, dans son cas, je vais faire une exception.
Au fil des ans j’en suis venue à la conclusion qu’une femme inutile est une honte, que deux sont un cabinet d’avocates, et trois la société Elizabeth Arden.
Sa mère aurait dû la jeter et garder la cigogne.
Certains provoquent le malheur partout où elles vont, d’autres dès qu’elles parlent.
Trop occupées à s’espionner et à guerroyer l’une contre l’autre, elles n’ont pas vu venir de nouveaux concurrents qui vont se révéler redoutables. Et c’est un homme qui, le premier, va faire vaciller leur univers cosmétique. Armé d’un simple vernis à ongles, Charles Revson va bâtir un nouvel empire, celui de Revlon.

Je pense que Charles Revson détestait ces deux femmes. Il ne pouvait pas les supporter, et c’était réciproque. Rubinstein le surnommait « l’homme des ongles ». Arden n’en pensait pas moins. Toutes deux trouvaient le vernis à ongles de mauvais goût. Et pourtant, le vernis à ongles devient un produit phare et le symbole d’une féminité conquérante.

Anonymode