Il connaissait tout le monde et tout le monde semblait l’aimer, on pouvait suivre son catogan comme la queue d’un chat de gouttière, et d’ailleurs, Choupette en était jalouse. Il était la rencontre des gestes couture et des mots de Voltaire, entre photographie et poésie de Wolfgang Bächler. Passant d’une langue à une autre avec une dextérité sans égale, il pouvait marquer ses distances en un mot bien acerbe.
Un homme qui marchait dans sa tête et qui fait partie de ces personnages qui laissent une trace indélébile dans l’histoire, un artiste aussi fragile que généreux. Homme de cœur, il a aidé l’homme de cour, de Bascher, jusqu’à la fin. Sa démarche assurée symbolisait sa vision vers un monde meilleur, le buste légèrement incliné, les bras ballants en position du balancier comme pour sentir le monde qui l’entoure, le regard droit pointé vers l’horizon pour scruter le futur.
Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe, me dit-il, après cela, le savant qui l’entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte et se frotte les mains en déclarant : « Cet abîme a dix-huit cent deux pieds de profondeur ». Moi, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Il faut de l’intrépidité pour rester entre ces deux asymptotes, me dit Karl, qui comprend que je ne connais pas ce dernier mot et, qui avec une extrême élégance, m’en donne sa signification de façon si habile que j’ai pensé l’avoir toujours connu.
Cet homme a l’allure d’un dandy et, cependant il était autre chose qu’un excès de coquetterie ou d’élégance, on peut même considérer qu’il est la quintessence de la sophistication, puisqu’il a choisi de concentrer tout son être dans la forme qu’il crée lui-même et qu’il donne à voir au monde. Par son double souci d’étalage de lui-même et de l’élaboration maîtrisée de son apparence, il incarne par son corps et ses vêtements la synthèse pour parler de lui.
Le travail est la meilleure des régularités et la pire des intermittences citant Victor Hugo, lui, le bûcheur invétéré, le stakhanoviste de la couture remettait sans cesse sur le métier. Je vais vous raconter une histoire, celle du jour où je l’ai rencontré chez Colette. Il me dit c’est vous la fusée : « un suppo et au lit » en éclatant de rire. Vous être un provocateur et la transgression, c’est la mode, et vous faites partie par le seul fait de ce texte de la mode.
Homme illustre avec tellement d’humour qu’il prit sa plume sergent Major et sur un bristol me gratifia d’un petit remerciement manuscrit que je garde comme un trésor.
C’est le dernier Seigneur. Karl était, comme cela, aussi généreux que grinçant mais il détestait les gens ennuyeux. Il est vrai que j’avais quelque chose que les autres n’avaient pas : deux enfants allemands qui vivent en Allemagne, et qui faisaient de moi à ses yeux le plus germanophone des français. Comme je n’étais pas invité par l’agence de communication de Chanel, il me faisait inviter sous un nom d’emprunt pour continuer à lire nos articles qui le faisaient bien rire. Voilà un geste d’une élégance et d’une grande intelligence de vue.
Cette année voit partir, plus que de raison, des grands personnages qu’on ne remplacera pas, et quand Sorbier partira, le plus tard possible, la mode sera définitivement orpheline de géants. Alors, préparez-vous à vivre entouré de nains céphalo-abstinents. Quant à moi, je resterai avec mes souvenirs de ces hommes qui, à chaque visite, vous apprenaient tellement de choses. Homo sapiens, l’homme du savoir qui disparaît chaque jour un peu plus, un retour au source vers « l’animalialand ». Merci, Monsieur, vous étiez l’homme le plus élégant de la mode avec Jacques Mouclier.
Anonymode